Nous sommes américains
Jocelyne Lepage
La Presse
Depuis quelques années, certains historiens et romanciers s'étonnent de découvrir autant de Canadiens français qui ont joué un rôle important dans l'expansion des États-Unis. Des Canadiens français qui ont été parfois des héros, des personnages excentriques et colorés, ou encore des aventurières remarquables. Pourquoi avons-nous été privés de ces images de gagnants? Lectures en parle avec Richard Hétu et Denis Vaugeois, qui se sont tous deux intéressés à l'expédition Lewis et Clark. Et avec Serge Bouchard, anthropologue fier de son américanité et de son «amérindianité». Ils seront tous les trois au Salon du livre.
«Que penser d'un peuple - le nôtre - qui oublie le rôle de quelques-uns de ses fils les plus intrépides, pittoresques et virils dans une exploration qui constitue l'un des fondements de la culture américaine? Doit-on penser que ce peuple a été trompé, émasculé?»
C'est la question osée que pose notre collègue Richard Hétu dans le cahier du Salon du livre inséré dans La Presse d'hier et dont le thème est cette année l'histoire nord-américaine. Il a fallu attendre le bicentenaire de l'expédition Lewis et Clark (1804-1806) pour qu'un journaliste (Hétu) et deux historiens (Vaugeois et Chaloult) se penchent, en trois livres parus successivement*, sur la participation de Canayens à cette aventure qui fut le début de l'expansion des États-Unis jusqu'au Pacifique.
Richard Hétu pose la question, mais connaît-il la réponse?
«Je ne suis pas historien, dit-il, mais j'ai bien quelques théories. Nos premiers historiens étaient des membres du clergé. Charbonneau - né à Boucherville (1757)- faisait partie de ceux qui s'éloignaient de leur contrôle. Il fallait retenir les Canadiens ici. C'était une question de survivance. Ensuite les romans du terroir ont glorifié la vie à la campagne au moment même où les Canadiens français s'en allaient vers la ville. On s'est replié sur nous-mêmes. On a eu peur de ce qui se passait au-delà de nos frontières... Mais il faudrait parler à un historien.»
C'est ce qu'on a fait en appelant Denis Vaugeois à Québec qui s'est intéressé lui aussi à la participation des Canadiens français aux grandes expéditions états-uniennes.
«Je n'ai pas de mots assez forts pour qualifier ces gens-là», (qui étaient de l'expédition Lewis et Clark) dit-il. Et l'ancien ministre y va d'exemples plus colorés les uns que les autres. «Ils sont pris par l'hiver sur la côte du Pacifique, raconte-t-il. Il n'y a plus rien à manger. Les soldats partent à la chasse, reviennent bredouilles. Alors Trouillard (un guide) part tout seul, revient plus tard chercher les soldats. Il avait abattu quatre ou cinq chevreuils! Et en plus, ces Canadiens parlent les langues indiennes!»
Denis Vaugeois est en train de préparer un Atlas de l'Amérique du Nord. Il n'en revient pas de ce qu'il découvre dans ses recherches. «Audubon, le grand illustrateur, avait un guide dans son expédition sur le Missouri : Étienne Provost. Et un peintre, Miller. Dans les tableaux de Miller, il y a souvent ce guide, un gros bon vivant qui préférait l'âne au cheval et qui fut le premier Blanc à atteindre le lac Salé. Il y a une ville dans l'Utah qui porte son nom : Provo. Les sobres Mormons n'ont aucune idée de ce que ce nom représente. Le père de l'Oregon, poursuit-il, Louis Lorimier, est un gars de Rivière-du-Loup marié à une Mohawk. C'est lui qui a fondé Cap Girardeau.»
Mais pourquoi ne nous a-t-on jamais parlé de ces personnages?
«Notre histoire officielle ne va pas plus loin que Gatineau, précise Vaugeois. Notre nationalisme fait qu'on a été frileux. On s'est redéfini par rapport à un territoire et on a toujours, encore aujourd'hui, le dos tourné à notre véritable histoire.» Ce qu'a tenté de corriger Gérard Bouchard dans un essai qui a marqué l'histoire de notre Histoire, Genèse des nations et cultures du Nouveau-Monde, paru chez Boréal en l'an 2000.
La faute aux élites?
Cette attitude de rejet de notre américanité de la part de plusieurs historiens et autres intellectuels fait monter l'anthropologue Serge Bouchard sur ses grands chevaux (québécois). «Je suis d'accord avec ce que Vaugeois et Hétu ont dit à propos du clergé et de nos élites. On a été privé d'images de gagnants... Tous nos intellos essaient de montrer qu'on est européen. C'est le contraire! On est Américain. La terre d'Amérique on l'a dans le sang.»
Lui, c'est en faisant une recherche sur les Amérindiens et les Métis qu'il a découvert tout plein de personnages extraordinaires qui ont fait progresser les États-Unis. Il en parle chaque lundi soir, 20h, à la Première chaîne de Radio-Canada. « La semaine prochaine, je parle de Prudent Beaudry, un Montréalais qui fut maire de Los Angeles de 1874 à 1876. Ce fut l'un des plus importants développeurs, il était aussi l'un des hommes les plus riches de la Californie. Et il ne fut même pas le premier maire canadien-français de la ville. Damien Marchesseau l'avait précédé. Il y a des centaines de personnages comme ça et la liste des villes américaines fondées par des Canadiens français est interminable... Milwaukee, Kansas City, Galviston, Detroit, Pittsburg, c'est sans fin!»
Serge Bouchard vient de faire paraître un beau livre sur les animaux sauvages du Québec, un bestiaire*. Selon lui, on n'est pas assez fiers de nos animaux qui font partie de notre patrimoine naturel. Et ils sont en train de disparaître de notre imaginaire collectif, remplacés par des tigres et des éléphants.
«Je suis un tenant de notre américanité, dit-il. Mais aussi de notre «amérindianité». On a du sauvage en nous.»
Toutes les grandes expéditions états-uniennes faisaient appel aux Canadiens français, souvent mariés à des Amérindiennes qui elles aussi participaient aux expéditions. Il y a plus de sauvage en nous que ce qui est retenu par l'histoire officielle. «En fait, c'est vrai qu'il y a eu peu de métissage dans la vallée du Saint-Laurent, dit Denis Vaugeois. Mais à partir de Montréal vers l'ouest, le métissage est très fréquent.»
Anecdote : l'Indienne que l'on voit sur la pièce de monnaie de 1$ US commémorant l'expédition Lewis et Clark est Sacagawea, une des femmes de Toussaint Charbonneau. Et le petit qu'elle porte dans son dos est un Canadien français métis : Jean-Baptiste Charbonneau...