Je n'en crois pas mes yeux et ça dépasse l'entendement.
LE SOLEIL AU NUNAVIK
Les yeux grands fermés
Baptiste Ricard-Châtelain
Le Soleil
Le Québec, fou de ses enfants ? Pas de ceux du Nord, du Nunavik, si on en croit un rapport d'enquête confidentiel de la Commission des droits de la personne : des enfants abusés sont laissés aux mains de leurs agresseurs par la DPJ, sont maltraités dans leur famille d'accueil, sont victimes d'un système public qui omettrait parfois sciemment de les protéger.
«La directrice d'un centre de réadaptation nous a dit qu'elle accueillait régulièrement des enfants violés et sodomisés à trois ou quatre ans.» Les observations relatées dans le rapport, dont Le Soleil a obtenu une copie rédigée en anglais, sont bouleversantes.
Selon les études citées, entre 36 et 67 % des enfants du Nunavik sont victimes d'agressions sexuelles. «Mais le mutisme collectif protège les abuseurs.»
Les policiers consultés par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse rencontrent des enfants de 10 ans ivres. «Ils retrouvent aussi régulièrement des jeunes filles, à l'extérieur, nues et évanouies. Elles ont été violées, mais ne se souviennent de rien tellement elles étaient intoxiquées», indiquent les auteurs.
Des enseignants en remettent. Des enfants ne se présentent pas en classe ou s'assoupissent sur leur bureau «parce qu'ils doivent attendre que leurs parents saouls s'endorment avant de rentrer à la maison pour éviter d'être battus ou abusés».
Le constat n'est guère plus reluisant côté santé mentale : «L'inhalation d'essence et de solvants en bas âge et pour de longues périodes engendre des dommages neurologiques irréversibles», écrit l'équipe d'enquête de la Commission des droits de la personne. En plus, les cas de syndrome d'alcoolisation foetale seraient nombreux.
Malheureusement, la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) ne volerait pas toujours au secours des enfants. Elle refuserait même de considérer des signalements pour abus sexuels effectués par des médecins.
Dénonciations sans réponse
L'étude d'un échantillon de dossiers de la DPJ a réservé une surprise aux enquêteurs : la moitié des dénonciations reçues n'ont pas été retenues, n'ont pas mené à des interventions.
«Dans 96 % des dossiers, le signalement aurait pu être retenu. (...) Au Nunavik, quand les gens contactent la DPJ, c'est généralement parce que la situation, si elle est confirmée, compromet la sécurité ou le développement de l'enfant.
«Des signalements ont été ignorés parce que l'enfant avait un lien avec un employé de la DPJ locale ou parce que la famille était amie avec le directeur de la protection de la jeunesse», soutiennent les auteurs.
Des dossiers d'agressions sexuelles sont fermés si on ne trouve pas de «perforation, déchirure ou marque», selon la Commission.
Plusieurs autres signalements n'ont pas été pris en compte parce que les parents refusent l'intervention extérieure. Pourtant, s'étonne la CDPDJ, «la loi sur la protection de la jeunesse a été adoptée, entre autres, pour s'assurer que la société protège les enfants même quand les parents refusent de l'aide».
«De nombreux professeurs, rencontrés dans plusieurs villages, ne font plus de signalements parce que ça ne sert à rien.»
Aussi, même lorsque qu'un signalement est retenu, il serait rarement évalué avec les outils reconnus. «Certains ne sont pas évalués par manque de ressources ou par oubli.» D'autres parce qu'il y a un lien entre un employé de la DPJ et l'enfant ou le présumé agresseur.
La Direction de la protection de la jeunesse laisse des jeunes signalés pour abus sexuels dans leur famille. «Résultat : l'enfant est soumis à des agressions continuelles», au dire de la Commission.
Dans les dossiers où le placement de la victime est décrété, la DPJ patauge pour trouver une famille d'accueil adéquate. «(Au Nunavik), deux ou trois familles peuvent partager la même maison : 12 à 15 personnes, de trois et parfois quatre générations.»
Si une famille d'accueil est dénichée, la DPJ ne prépare aucun plan d'intervention, dixit les enquêteurs. Quand le placement est terminé, l'enfant retourne simplement chez lui.
Le manque d'habitations rend aussi difficile le retrait des proches abuseurs de la résidence familiale. Le Nunavik ne disposant pas d'une prison, les accusés côtoient parfois leurs victimes en attendant que la cour itinérante siège.
Les policiers disposent de cellules, mais on y enferme jeunes et adultes ensemble, une pratique contraire à la loi, note la Commission. Il y a bien un foyer de groupe et un centre de réadaptation... «Dans les deux ressources, des abuseurs et leurs victimes se voient tous les jours.»
L'enquête de la CDPDJ a débuté en 2002. Les rapports d'enquête sont complétés. Celui que nous avons consulté date du printemps... 2005. Les recommandations suivront.
62 enfants, 403 signalements à la DPJ
Pour leur enquête le long de la baie d'Ungava, les inspecteurs de la Commission des droits de la personne ont analysé le quart des 251 dossiers de la DPJ qui étaient actifs lors de leur passage : les 62 enfants ont été signalés à la DPJ 403 fois.
Un des jeunes a fait l'objet de 28 signalements ; 34 enfants ont été signalés plus de trois fois. Il est question de négligence, d'abus physiques et sexuels, de problèmes comportementaux ou de la perte des parents (décédés). Dans presque toutes les familles, au moins un parent abusait de l'alcool ou de la drogue. Le présent rapport cite des dossiers de la DPJ prélevés le long de la baie d'Ungava. «Mais l'analyse des problèmes sociaux s'applique également à la région de la baie d'Hudson», assure la Commission.
Les enquêteurs ont également consulté une multitude de documents et interrogé environ 120 intervenants sociaux : employés de la DPJ, du réseau de la santé, des écoles, de la police, de centres de réadaptation, des maires, des juges, des avocats, des familles d'accueil.